La fiscalité des successions face au défi des actifs numériques

La numérisation croissante de notre patrimoine soulève de nouvelles questions en matière de fiscalité successorale. Les cryptomonnaies, NFT et autres actifs virtuels complexifient l’évaluation et la transmission des héritages. Comment le droit fiscal français s’adapte-t-il à ces nouveaux enjeux ? Quelles sont les obligations déclaratives pour les héritiers ? Entre risques de fraude et nécessité de modernisation, la fiscalité des successions doit relever le défi des actifs numériques pour garantir équité et efficacité.

Le cadre juridique de la fiscalité successorale appliquée aux actifs numériques

Le traitement fiscal des actifs numériques dans les successions s’inscrit dans le cadre général du droit des successions et des donations. Toutefois, la nature particulière de ces biens immatériels soulève des questions spécifiques quant à leur qualification juridique et leur valorisation.

D’un point de vue légal, les actifs numériques sont considérés comme des biens meubles incorporels. À ce titre, ils entrent dans l’actif successoral au même titre que les autres biens du défunt. Leur transmission est donc soumise aux droits de succession selon les règles de droit commun.

Cependant, la loi PACTE de 2019 a introduit des dispositions spécifiques concernant les actifs numériques. Elle définit notamment la notion de « prestataire de services sur actifs numériques » (PSAN) et encadre leurs activités. Ces dispositions ont des implications en matière successorale, notamment pour l’accès aux comptes du défunt.

Par ailleurs, l’administration fiscale a précisé sa doctrine concernant le traitement fiscal des cryptoactifs dans plusieurs rescrits et instructions. Elle considère notamment que les plus-values réalisées lors de la cession de cryptomonnaies sont imposables au titre des bénéfices non commerciaux (BNC).

Malgré ces avancées, le cadre juridique reste perfectible. Des zones d’ombre subsistent, notamment concernant la qualification de certains actifs numériques complexes comme les NFT (jetons non fongibles) ou les actifs issus de la finance décentralisée (DeFi).

L’évaluation des actifs numériques dans le cadre successoral

L’un des principaux défis posés par les actifs numériques en matière successorale concerne leur évaluation. En effet, la valeur de ces actifs peut être extrêmement volatile et difficile à déterminer avec précision.

Pour les cryptomonnaies les plus courantes comme le Bitcoin ou l’Ethereum, l’administration fiscale recommande de se référer au cours moyen pratiqué sur les principales plateformes d’échange à la date du décès. Cependant, cette méthode peut poser problème en cas de forte volatilité ou pour des cryptomonnaies moins liquides.

L’évaluation des NFT s’avère encore plus complexe. Ces actifs uniques n’ont pas nécessairement de marché liquide permettant d’établir une valeur de référence. L’administration fiscale n’a pas encore publié de doctrine spécifique sur ce point, laissant place à une certaine incertitude juridique.

Pour les autres types d’actifs numériques (tokens utilitaires, actifs de la DeFi, etc.), l’évaluation doit se faire au cas par cas en tenant compte des caractéristiques propres à chaque actif. Il peut être nécessaire de faire appel à des experts en valorisation d’actifs numériques pour obtenir une estimation fiable.

Dans tous les cas, il est recommandé de conserver les justificatifs permettant d’étayer l’évaluation retenue (relevés de compte, captures d’écran des cours, rapports d’expertise, etc.) afin de pouvoir la justifier en cas de contrôle fiscal.

Méthodes d’évaluation selon le type d’actif numérique

  • Cryptomonnaies courantes : cours moyen sur les principales plateformes d’échange
  • NFT : estimation par expert, historique des ventes similaires
  • Tokens utilitaires : valeur d’usage, cours sur les marchés secondaires
  • Actifs DeFi : valeur liquidative, estimation des flux futurs

Les obligations déclaratives et le paiement des droits de succession

La détention d’actifs numériques par le défunt entraîne des obligations déclaratives spécifiques pour les héritiers. Ces derniers doivent en effet mentionner l’existence de ces actifs dans la déclaration de succession (formulaire n°2705).

Les cryptomonnaies et autres actifs numériques doivent être déclarés pour leur valeur vénale au jour du décès. Cette valeur doit être justifiée par tout moyen probant (relevé de compte, attestation de la plateforme d’échange, etc.).

Par ailleurs, depuis 2019, les contribuables détenant des comptes d’actifs numériques à l’étranger doivent les déclarer dans le cadre de l’IFI (Impôt sur la Fortune Immobilière) et de l’IR (Impôt sur le Revenu). Cette obligation s’applique également aux héritiers pour les comptes détenus par le défunt.

Le paiement des droits de succession sur les actifs numériques suit les règles de droit commun. Les droits sont calculés selon le barème progressif habituel, après application des abattements éventuels. Le délai de paiement est en principe de 6 mois à compter du décès.

Toutefois, la nature particulière des actifs numériques peut poser des difficultés pratiques pour le paiement des droits. En effet, la conversion des cryptomonnaies en euros peut prendre du temps et engendrer des frais. De plus, la forte volatilité de ces actifs peut entraîner des variations importantes entre la valeur déclarée et la valeur effective au moment de la liquidation.

Face à ces difficultés, certains praticiens plaident pour la mise en place de modalités de paiement adaptées, comme la possibilité de s’acquitter des droits directement en cryptomonnaies. Cette option n’est cependant pas envisagée à ce jour par l’administration fiscale française.

Les enjeux de la traçabilité et de la lutte contre la fraude

La nature décentralisée et pseudonyme de nombreux actifs numériques soulève d’importants enjeux en termes de traçabilité et de lutte contre la fraude fiscale. Les autorités fiscales doivent en effet relever le défi de détecter et d’évaluer correctement ces actifs dans le cadre des successions.

La blockchain, technologie sous-jacente à de nombreux actifs numériques, offre paradoxalement à la fois des opportunités et des obstacles pour le contrôle fiscal. D’un côté, elle permet une traçabilité théoriquement parfaite des transactions. De l’autre, l’anonymat relatif des utilisateurs complique l’identification des détenteurs réels.

Pour renforcer la traçabilité, la France a mis en place plusieurs mesures :

  • Obligation pour les PSAN de s’enregistrer auprès de l’AMF
  • Mise en place du dispositif KYC (Know Your Customer) pour les plateformes d’échange
  • Coopération internationale renforcée dans le cadre de l’OCDE

Malgré ces avancées, des défis persistent. Les portefeuilles non custodial (où l’utilisateur conserve seul le contrôle de ses clés privées) restent difficiles à tracer. De même, l’utilisation de techniques d’anonymisation (mixers, privacy coins) complique la tâche des autorités fiscales.

Face à ces enjeux, l’administration fiscale française développe ses compétences en matière d’analyse blockchain. Des outils d’intelligence artificielle sont également mis à contribution pour détecter les schémas de fraude potentiels.

La coopération internationale joue un rôle crucial dans ce domaine. Le Forum mondial sur la transparence fiscale de l’OCDE travaille notamment à l’élaboration de standards communs pour l’échange automatique d’informations sur les actifs numériques.

Perspectives d’évolution et recommandations pratiques

La fiscalité des successions en présence d’actifs numériques est un domaine en constante évolution. Plusieurs pistes de réforme sont actuellement discutées pour adapter le cadre juridique aux spécificités de ces nouveaux actifs :

  • Création d’un statut fiscal spécifique pour certains actifs numériques
  • Mise en place de méthodes d’évaluation standardisées
  • Adaptation des modalités de paiement des droits de succession
  • Renforcement des obligations déclaratives pour les plateformes d’échange

Dans ce contexte mouvant, il est recommandé aux détenteurs d’actifs numériques de prendre certaines précautions en vue de faciliter leur transmission :

Inventaire détaillé : Tenir à jour un inventaire précis de ses actifs numériques, incluant leur nature, leur localisation (adresses des portefeuilles) et les moyens d’y accéder (clés privées, phrases de récupération).

Conservation sécurisée : Stocker les informations d’accès de manière sécurisée, tout en s’assurant qu’elles pourront être récupérées par les héritiers en cas de décès.

Information des proches : Informer ses proches de l’existence de ces actifs et des démarches à suivre pour y accéder, sans nécessairement divulguer les clés d’accès de son vivant.

Conseil professionnel : Faire appel à un notaire ou un avocat fiscaliste spécialisé pour structurer au mieux la transmission de son patrimoine numérique.

Veille réglementaire : Se tenir informé des évolutions législatives et réglementaires dans ce domaine en rapide mutation.

En définitive, la fiscalité des successions en présence d’actifs numériques représente un défi majeur pour les autorités fiscales comme pour les contribuables. Si des avancées notables ont été réalisées ces dernières années, de nombreuses questions restent en suspens. Une adaptation continue du cadre juridique et fiscal sera nécessaire pour accompagner l’essor de ces nouveaux actifs, tout en garantissant l’équité et l’efficacité du système fiscal.